[FR - Portrait] Alexander Tinei : Les corps adolescents comme seuils de silence
Dans l’univers trouble et vibrant de l’art contemporain, rares sont les artistes qui abordent l’adolescence avec autant de justesse, de retenue et de profondeur qu’Alexander Tinei. Né en 1967 à Căușeni, en Moldavie, formé aux Beaux-Arts de Chișinău, vivant aujourd’hui à Budapest, Tinei s’impose par une peinture figurative en clair-obscur, à la fois hyperréaliste et spectrale, dont les protagonistes sont très souvent de jeunes hommes, entre deux âges, entre deux mondes.
Adolescents sans narration : la mise en suspens
Chez Tinei, le sujet adolescent n’est ni anecdote ni fétiche. Il n’est pas non plus encadré par une quelconque mythologie viriliste ou queer. Ce sont des corps en flottement. Isolés, absorbés, parfois tatoués, marqués, recouverts de veines apparentes, ces garçons sont représentés sans action déterminée, dans une posture suspendue entre enfance et âge adulte.
Ce qui frappe, c’est le mutisme de ces figures : regard fuyant, gestes hésitants, cadres décontextualisés. L’adolescent devient ici une figure de seuil, entre animalité douce et conscience naissante, entre surface et profondeur. Il n’y a ni sexualisation évidente, ni objectivation ; au contraire, Tinei semble respecter un droit à l’opacité chez ses modèles.
Le corps comme palimpseste
Sur le plan plastique, Tinei emploie une technique qui sert pleinement cette ambiguïté. Les corps, souvent peints à l’huile sur de grandes toiles, semblent émerger de fonds neutres, blancs, gris ou ocres, comme s’ils flottaient dans un espace mental. Mais ces surfaces sont travaillées, grattées, lacérées, recouvertes de signes — croix, veines, symboles ésotériques, éléments abstraits.
Cette stratification donne au corps adolescent une dimension de palimpseste : il ne s’agit pas d’un individu figé dans une identité, mais d’un champ de forces. L’identité est en train de s’écrire, d’être traversée par des influences visibles et invisibles. En ce sens, l’œuvre de Tinei dialogue indirectement avec la psychanalyse, l’anthropologie rituelle, ou encore les études sur la performativité du genre.
Images trouvées, mémoire collective
Tinei ne travaille pas d’après modèle vivant : il s’inspire d’images photographiques issues d’Internet, de magazines, de réseaux sociaux, qu’il détourne, désature*, recompose. C’est précisément ce geste de réappropriation qui donne à ses personnages ce statut d’icônes sans légende. Ils semblent à la fois familiers et irréels, hyper-contemporains et archétypaux.
On pourrait y voir une forme de critique douce — mais sans ironie — du regard médiatique posé sur l’adolescence masculine. Ces garçons que l’on photographie, que l’on expose, que l’on partage, deviennent dans la peinture de Tinei des êtres de solitude, des fuyards, des “revenants” presque sacrés.
Une esthétique du seuil
L’adolescence masculine, chez Alexander Tinei, n’est ni une célébration naïve, ni une dénonciation. C’est une zone de passage, où se mêlent beauté, inquiétude, silence et altérité. Le peintre ne cherche pas à fixer une vérité sur ces corps jeunes : il en révèle au contraire l’instabilité, la vulnérabilité, et peut-être — surtout — leur mystère.
À une époque où la figure de l’adolescent est trop souvent réduite à des fonctions narratives, politiques ou provocatrices, l’œuvre de Tinei nous invite à ralentir. À regarder autrement. À considérer ces corps comme des miroirs en négatif, où nous projetons notre propre mémoire du devenir, du doute, de la mutation.
*Enlever partiellement ou totalement la couleur
(©) Léo Lacaz - Octobre 2025